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Titre L'ivre d'orgue
Auteur(s) Lajoinie, Vincent
Éditeur Van de Velde
Année d'édition 2006
ISBN 2-85868-386-7
Site de l'éditeur http://www.van-de-velde.fr/
Nombre de pages 351
Illustrations néant
Type d'ouvrage Roman
Langue de l'ouvrage F
Date de réception au M'O 03/03/2010
Table des matières Récit. 7
Pédalier. 53
Grand orgue. 187
Bombarde. 249
Ite missa non est. 257
Positif. 263
Écho. 337

Annexe. 343
CommentaireLe roman historique est un genre déjà ancien. Dans le domaine traité par le M'O+, quelques ouvrages font date, à commencer par le La petite chronique d'Anna Magdalena Bach. Publiée en 1925 en anglais, elle fut traduite en allemand en 1930 et en français en 1935. Elle s'appuie sur les meilleures sources accessibles à l'époque de sa rédaction et est parfaitement documentée, au point que quelques musicologues un peu superficiels la citent dans leur bibliographie, malgré le fait que le livre ait été rédigé en Angleterre par Esther Meynell plus de 150 ans après la mort (1760) de la veuve du Cantor!
Anne Cuneo, écrivain suisse que l'on peut encore croiser aujourd'hui dans les rues de Zürich (histoire de dire qu'elle est toujours bien de ce monde, ce qu'elle a d'ailleurs prouvé encore récemment par un autre ouvrage du genre, Le maître de Garamond, consacré au célèbre typographe) nous a donné un magnifique Le trajet d'une rivière, dans lequel le copiste du Fitzwilliam Virginal Book est le sujet d'un livre passionnant. Ici, les musicologues les plus pointus se sont accordés à donner un réel crédit à certaines hypothèses formulées par l'auteur concernant des points restés obscurs dans la genèse de cette partition essentielle dans l'histoire de la musique de clavier.
Revenons à Bach, et profitons-en pour retranscrire dans M'O+ les présentations: après les deux ouvrages de référence en français (qui ne s'inscrivent certes pas sous l'étiquette «roman historique»): Bach en son temps, Fayard 1997 (coup de cœur du M'O 47/22, B_1577) et Le moulin et la rivière. Air et variations sur Bach, Fayard 1998 (coup de cœur du M'O 54/50, B_1592), Gilles Cantagrel prolonge Die Pilgerfahrt nach Lübeck. Eine Bach-Novelle de Hans Franck (Bertelsmann 1953), avec La rencontre de Lübeck. Bach et Buxtehude (Descléee de Brouwer 2003, M'O 80-81/97, B_2427).
N'allez cependant pas croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes: il arrive que la rigueur ne soit pas au rendez-vous, ce qui devrait ne pas satisfaire les lecteurs exigeants que sont les abonnés du M'O+. C'était hélas le cas pour Moi, JSB de Jean-Pierre Grivois (l'auteur 2003, M'O 80-81/96, B_2436).

Dernier venu dans ce genre: L'ivre d'orgue de Vincent Lajoinie s'inscrit entre ces deux pôles, car il le grand mérite d'avoir choisi un sujet original, et de faire pénétrer le lecteur (comme c'était le cas d'Anne Cuneo) non seulement dans le monde des organistes de l'époque, mais d'ouvrir le cadre de l'action à tout leur environnement sous de très nombreux aspects. Le lecteur regrettera par contre plusieurs scories, au niveau de la mise en page, de l'orthographe, voire certains anachronismes et quelques erreurs flagrantes qu'un organiste n'aurait certes pas commises.
J'ai lu ce livre avec plaisir et le recommanderai. Passons donc d'abord rapidement en revue les points négatifs, pour terminer sur les éléments qui devraient vous convaincre de lire cette chronique de la vie de Louis Marchand qui, selon la quatrième de couverture, «probablement le musicien le plus novateur et le plus expérimenté du Grand Siècle, en reste toujours le plus méconnu, peut-être en partie du fait de la destination quasi exclusive de son Œuvre au grand orgue. Secret, irritable et fantasque, il savait certes moins bien que son rival François Couperin s'attirer les faveurs de la cour, mais public et critiques le tenaient à l'époque en bien plus haute estime, malgré ses frasques légendaires».
On regrettera que le livre n'ait pas fait l'objet d'une bonne relecture. Un correcteur attentif aurait sans aucun doute repéré le problème de chasse des caractères qui, environ une fois par double page, sans raison apparente, fait entrer les lettres en collision ou au contraire les sépare au beau milieu d'un mot, rendant la lecture chaotique. Le même correcteur aurait évidemment corrigé quelques coquilles, l'une ou l'autre faute d'orthographe, voire quelques maladresses stylistiques.
L'auteur, parlant de facture d'orgues, de musique d'orgue et d'interprétation de la musique française, aborde un domaine qui n'est de toute évidence pas le sien, et le regret sera ici que ceux qui ont relu son texte n'étaient sans doute pas de véritables correcteurs, ni des musicologues avertis, car ils ont laissé passer un certain nombre de contresens, d'erreurs ou d'anachronismes. À titre d'exemple, en voici quatre:
p. 31: «la flûte harmonique» ne fait pas partie du monde de l'orgue classique français; sans qu'il ne soit véritablement prouvé que Cavaillé-Coll en fut l'inventeur, ce registre est bel et bien caractéristique de la facture d'orgues du XIXe siècle. Dans le même paragraphe, le lecteur averti s'étonne d'entendre parler de «cromorne et trompette de récit»... Dom Bédos (1766), dont l'autorité ne sera pas mise en doute, déclare (L'art du facteur d'orgues, article 200): «Il est rare qu'on mette un Cromorne dans le grand Orgue; on l'emploie principalement au Positif.»
p. 100: «les mordants et les trilles» sont des termes de pianistes, donc anachroniques. Référons-nous au Dictionnaire d'interprétation de Jean Saint-Arroman (p. 222): «Mordant: terme employé dans certains traités étrangers, traduits en français durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le mot n'est pas en usage dans la musique classique française; sinon sous l'influence de ces traités étrangers dans quelques ouvrages de la fin du XVIIIe siècle». Quant au mot trille, il n'est même pas cité dans ce dictionnaire, car les anciens utilisaient le terme «tremblement».
p. 201: Robert Clicquot parle de son nouvel orgue de Saint-Quentin: Quant à l'orgue, je dois l'avouer, c'est un superbe trois claviers. De magnifiques bourdons de seize pieds en cerisier massif, des montres en étain presque pur, comme vous n'en avez sans doute jamais entendues, un cornet à mon sens absolument parfait, harmonisé comme je sais que vous l'aimez, et, cerise sur le gâteau, un jeu d'anche assez original, que je me suis permis d'appeler «viole de gambe»... Outre le fait que l'orgue de Saint-Quentin comptait quatre claviers, il n'avait qu'un seul Bourdon de 16, évidemment pas en cerisier mais en chêne pour les deux octaves graves et en étain pour le dessus, chacun sait (dans le petit monde de l'orgue...) que jamais Clicquot ne construisit de Viole de gambe, et que ce jeu n'a jamais été une anche! On peut se demander ce que ce paragraphe aurait perdu si la vérité historique y avait été respectée? Vérité historique que l'auteur semble d'ailleurs rechercher, puisqu'il a été pêcher quelque part le nom de Vaideau (qu'il déforme cependant en Vedau) comme étant l'auteur du buffet monumental de l'instrument.
p. 281: Marchand et Guilain vont au temple, à Weimar, où Bach est à l'orgue. «La messe commença par une vaste fugue en mi bémol majeur, d'une incomparable majesté et d'une construction véritablement diabolique, si l'on peut ainsi s'exprimer en un tel lieu.» Passons sur le fait que l'on n'utilise pas le mot «messe» pour l'office luthérien, et oublions que, dans Clavier-übung III, c'est le prélude et non la fugue, aujourd'hui identifiés sous le BWV 552, qui ouvre l'office, la fugue étant destinée à la sortie, il faut quand même s'étonner d'entendre Bach jouer en 1717 une œuvre qu'il ne publiera qu'en 1739, dont le fort respectable Schmieder propose comme date de composition «peu avant 1739». Six pages plus loin (nous sommes toujours en 1717), Guilain, écrivant à Du Mage, évoque Bach et dit: le «Cantor». À l'époque, JSB était Cappelmeister ou Concertmeister, et ne deviendra Cantor que dix ans plus tard, à Leipzig!

On pourra, si l'on veut, assimiler ces libertés prises avec la rigueur historique à des licences poétiques. Cependant, l'auteur affiche, entre autres par la «Chronologie des faits avérés de la vie de Marchand et de quelques-uns de ses contemporains» qu'il donne à la fin de son roman, une certaine volonté de justification (sans aller cependant jusqu'à la publication d'une bibliographie qui aurait donné les sources consultées). Sans doute trop cartésien et pragmatique, le signataire de ces lignes regrette de ne pouvoir clairement dans ce livre séparer le vrai de l'imaginaire...
Car imaginaire il y a, et fort plaisant qui plus est. Le rabelaisien Louis Marchand, amateur de Haut-Brion, de Côte Rôtie et de Champagne (ne parlons pas ici des dames...), dans un rôle qui irait comme un gant à Gérard Depardieu, est probablement très proche de ce que dût être son modèle, et les personnages de Du Mage et Guilain, desquels on connaît peu de choses, ce qui laisse le champ libre à l'invention de l'auteur, sont à la fois bien campés et fort plausibles. L'hypothèse d'un long apprentissage de ces deux jeunes gens, qui débouche sur leur franche camaraderie et sur une toujours respectueuse mais amicale relation avec leur maître tombe également sous le sens. On fera semblant d'oublier que Guilain remplaça fort probablement Marchand aux Cordeliers pendant le voyage de ce dernier en Allemagne, alors que le scénario en fait des compagnons de route, ce qui permettra à Guilain de relater la fameuse rencontre avec Bach que son maître, évidemment voulut oublier dès le lendemain...
Au fil du roman, le lecteur apprécie quelques jolies trouvailles. Ainsi, l'«invention» par Louis Marchand de Guilain, le nom de Johann Adam Wilhem Freinsberg: ne parvenant pas à prononcer «Wilhelm», il transforme d'abord ce prénom en «Vilain» et, suite à la réclamation de l'intéressé, en fait «Guilain». Si non e vero, e ben trovato! Séduisante également, la sortie de Marchand, le champagne à la main: «Le plus beau des jeux de flûtes, c'est encore celui que nous tenons en main» (p. 165). Et la parabole (une comparaison avec le rôle de l'antichambre des salons de la haute société) par laquelle Marchand explique à ses disciples le sens du petit plein-jeu final de la messe d'orgue, est une réussite! J'ai aussi particulièrement goûté la description de Versailles, vu par le petit bout de la lorgnette.
Je n'ai pas bien compris la correspondance entre les sous-titres (voyez le descriptif ci-dessus) et le contenu des chapitres. L'auteur varie le mode d'écriture pour chacun: après un présumé manuscrit de Freinsberg, un long deuxième chapitre adopte le style narratif «normal» du roman; la troisième partie est elle-même divisée en sept brefs chapitres précédés de résumés «alla Dickens», dont le sixième est traité comme une petite scène de comédie; viennent ensuite des extraits d'un imaginaire journal annuel de Louis Marchand, une ode en alexandrins, un échange de lettres entre les trois protagonistes, et une brève conclusion «On a dit que...».
Au fil de l'histoire, le lecteur, pris d'une grande sympathie pour les trois héros, rencontre à leurs côtés toute une suite de personnages de telle sorte que les liens, les croisements, les heurts entre ces célébrités tissent, et ceci n'est pas le moindre mérite du roman, un portrait de la société parisienne de l'époque, qui ne se résume pas au monde fermé des organistes. Un voyage nous conduit à Reims, où nous reçoit Grigny, avec lequel Marchand aurait entretenu de fort cordiales relations, ce qui n'est guère le cas pour ses rapports avec François Couperin, mieux en cour que lui. Une épique et presque surréaliste visite nocturne au Louvre, transformé en un gigantesque dépôt de meubles, permet à notre trio de nous introduire dans l'atelier du sculpteur François Girardon, sans qui les jardins de Versailles seraient littéralement dépeuplés. Autre rencontre séduisante, celle du facteur Robert Cliquot, dont le personnage bavard et affairé est campé d'une manière très réaliste. Et lors de la visite de Versailles, après Élizabeth Jacquet de la Guerre et l'indésirable François Couperin, c'est le Roi soleil lui-même que nous croisons!

Les réserves du musicologue, les hésitations formulées par l'organiste disparaissent devant le plaisir pris par le lecteur qui assiste aux aventures des deux jeunes organistes au contact de ce grand maître fantasque et bourru, et observe comment, en dépit de ses avatars domestiques, Marchand vieillissant, s'humanise et malgré tous ses défauts, finit par nous être fort sympathique. La longueur du commentaire de ce livre est fonction de l'intérêt pris à le lire!
Date du commentaire8/03/2010
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